
C’est ici, à Castres, entre les monts du
Sidobre et la Montagne Noire dans le
Tarn, que tout a commencé, le 16 avril
1926, par la naissance de Pierre Fabre, fils de
Germain, un modeste négociant en textile. À
une époque où le déclin de l’économie locale
va s’amorcer, touchée de plein fouet par
la révolution industrielle après une apogée
brillante du secteur. À l’instar d’autres personnalités
du cru, le fils du pays puisera ses
forces et forgera ses convictions sur les bords
de l’Agoût, dans un contexte économique local
difficile.
Pourtant, c’est de cette terre natale que le
jeune Fabre, timide et réservé, va tirer la
substantifique moelle dès la fin de ses études
de pharmacie dans les années 50. Il s’ y installe
dans une officine à l’ombre portée de
Jean Jaurès, au coeur de la ville, avec l’aide
familiale. Très à l’écoute de ses premiers
clients, il identifie leur mal des maux dans
son apothicairerie, avant de se mettre en
quête d’y remédier.
Mal aux jambes ? Le Petit-houx qu’il propose,
au début en sachets de tisanes, empaquetées
dans son atelier d’herboriste, a justement
des vertus circulatoires.
Et, en pays castrais, le généreux « ruscus
aculeatus » se plaît. Il est même de tradition
séculaire de manger ses jeunes pousses,
comestibles crues ou cuites, au printemps,
comme les « respounchous », tant prisés par
les Tarnais. Alors même que les baies de cet
arbuste rhizomateux, ramifié, qui fleurit de
septembre à avril, sont toxiques. Ce vasoconstricteur
surnommé « plante des jambes
légères » va être le premier succès et le point
initial de la création des laboratoires Pierre
Fabre. Le Cyclo 3, son produit mythique.
De flops en tops
En 1961, Armand Lattes vient de terminer
son doctorat d’État. Maître de recherche à
la faculté des sciences de Toulouse, il s’apprête
à partir au service militaire quatre mois
plus tard. Un de ses amis lui dit connaître un
jeune pharmacien de Castres, inventif, ayant
eu l’idée d’un nouveau produit pour faciliter
la digestion, mais qui n’avait pas les moyens
techniques de le mettre au point. Le dicitrate
de bétainate de choline. « C’était une idée
excellente ! J’ai réussi la synthèse à l’Institut
de chimie de Toulouse, alors rue Sainte-Catherine.
Un exploit, car on n’avait pas beaucoup
de matériels à l’époque. Et surtout, pas
d’appareils pour travailler sous pression.
Alors on s’est servi d’une vieille bouteille de
bière à chapeau en céramique. Je l’ai entourée
d’amiante...et chauffée dans un four »,
raconte ce professeur émérite de
l’université de Toulouse, président honoraire
de la Société française de chimie.
50 ans plus tard, l’ingénieur chimiste et
pharmacien se souvient avec amusement :
« Quand j’ai été obligé d’intégrer le régiment
de Montauban, quatre mois après, Pierre
Fabre venait me voir le soir, au volant de sa
Simca de sport, et nous travaillions à la rédaction
de ce brevet... sur la table du bistrot, en face de la caserne. Nous avons finalisé ce produit, mais jamais utilisé, car il présentait
des effets secondaires curacés ».
Un flop qui n’a en aucun cas freiné l’enthousiasme
des deux hommes de sciences, ni
atténué l’admiration pour son dynamisme
et son foisonnement que lui porte le scientifique.
« Pierre Fabre avait tellement d’idées,
qu’il m’impressionnait, autant qu’au volant
de sa voiture. Il a toujours su réunir les
gens et les compétences avec finesse et discrétion
», souligne t-il. Au fil des années, les
deux hommes ont continué ces échanges
prolifiques, en travaillant de concert : « Cela
fait 50 ans que nous tissons des liens scientifiques,
à travers également l’embauche de
mes doctorants dans ses laboratoires pour
les aider à la mise au point de produits ».
Des maux mis à mal

Directeur de recherches au CNRS à Toulouse
et du programme national « Chimie
verte pour le développement durable
», Isabelle Rico-Lattes, son épouse, a
d’ailleurs mis au point le TriXiera+ (qui
fait un tabac en pharmacie), à base de
sucre naturel, utilisable contre l’eczéma
et commercialisé par les laboratoires
Pierre Fabre. Pour la première fois, c’est
une femme qui a reçu en 2010
le grand prix Chéreau Lavet, du Conseil
national des ingénieurs et scientifiques
français, pour ses formulations thérapeutiques
bioactives, à l’origine d’une
nouvelle génération très prometteuse de
remèdes interagissant de manière positive
avec l’organisme.
Bien loin du petit houx, des découvertes
notoires continuent de jalonner le parcours
du groupe, grâce à plus d’un millier
de chercheurs qui innovent sur l’ensemble des segments de la santé : des médicaments éthiques et de santé familiale (OTC) aux soins de dermo-cosmétique (Avène, A-derma, Ducray, Elancyl, Galénic, Glytone, Klorane, René Furterer). Une éthique
dont Pierre Fabre a toujours fait son
cheval de bataille, en aidant les pays du
tiers-monde à disposer de médicaments
de qualité, aussi bien qu’en formant leurs
scientifiques à leur contrôle. En atteste
un épisode épique survenu lors d’un de
ses voyages au Nigéria avec son ami Jean-
Baptiste Doumeng, industriel de l’agroalimentaire,
communiste, surnommé le
paysan de Noé ou le milliardaire rouge.
« Nous étions à Lagos, la capitale, quand
nous sommes tombés sur une vaccination
d’enfants contre une épidémie... avec de
faux vaccins à base d’eau distillée. Repérés
par la mafia qui procédait à cette opération,
nous n’avons dû notre salut qu’à la
fuite, protégés par les gardes du corps de
Doumeng », racontait-il, alors, au « Quotidien
du médecin ».
Des rachats en cascade
Petit retour en arrière. Une fois le pied à
l’étrier, plus rien n’arrête Pierre Fabre. Avec
une frénésie époustouflante, le pharmacien
de Castres se révèle un homme d’affaires
redoutable, jusqu’à devenir le boss du deuxième
laboratoire pharmaceutique indépendant
français. Un positionnement dû également
au rachat, en cascade, de nombreuses
marques populaires (Inava en 1963, Klorane
en 1965, Ducray en 1969, Galenic en 1977,
Furterer en 1978 et même un laboratoire
américain, Genesis, en 2002 et le brésilien
Darrow en 2006). D’ici 2012, Pierre Fabre
investira 22,5 millions d’euros dans le site
d’Avène, marque phare du groupe tarnais,
créée dans les années 90 pendant cette décennie
de consolidation et 75 millions d’euros à Castres pour l’agrandissement de son usine de production dermo-cosmétique.
Ainsi propriétaires de centaines de produits
cosmétiques et de médicaments innovants
toujours en tête de gondole dans les pharmacies
de France ou ordonnancés par les praticiens,
les laboratoires Pierre Fabre ont-ils
diversifiés leurs domaines de compétences
thérapeutiques (cancérologie, urologie, cardiologie,
psychiatrie, gynécologie, rhumatologie
etc.). D’où le choix stratégique de
consacrer 17% du chiffre d’affaires réalisé dans le médicament, à
la R&D. Aujourd’hui, le groupe
compte plus d’une vingtaine de molécules en phase de
développement.
Les Laboratoires Pierre Fabre sont, par ailleurs, un des acteurs du Cancéropôle Grand Sud-Ouest né du premier Plan Cancer. Situé sur le campus de l’Oncopole à Toulouse, le Centre de Recherche et Développement Pierre Fabre abrite un laboratoire de recherche oncologique exceptionnel. Il mutualise sur un même site les équipes et le matériel nécessaires au développement et à la production de nouvelles molécules.
S’appuyant sur des partenariats publics et privés, en tissant des relations avec écoles et universités régionales, ses efforts de recherche portent sur des molécules d’origine naturelle, chimique ou biologique.
Pour mettre son oeuvre à l’abri des spéculateurs,
le pilote, habile, a finalement choisi
de mettre en place un conseil de surveillance
Toujours pour assurer
son indépendance économique, l’entreprise
a créé une fondation, à laquelle le
chef a donné 65 % de ses actions. C’est aussi
une des rares sociétés non cotées à avoir ouvert
son capital aux salariés en 2005, avec un abondement calculé sur l’ancienneté.
Passe-moi la rhubarbe, je te passerai le séné

Si elle s’est sacralisée autour de ses activités
pharmaceutiques, la saga Pierre Fabre relève
d’une autre dimension, celle du renvoi d’ascenseur.
Fin stratège dans le maniement des
troupes, il sait aussi leur faire passer le Rubicon.
En 1998, le chef d’entreprise va plus
loin dans ses désirs de conquête. Il crée une
holding « Sud communication » en prenant
15% de Midi-Libre, 6% de la Dépêche du
Midi et des parts dans d’autres médias, radio
et télé. Jamais mieux servi que par Le Journal
d’ici. Le comble pour un « intouchable » qui
ne prend jamais la parole en public et s’entoure
d’une garde rapprochée hermétique à
toute communication, hormis le corporate.
Bien bordé par de valeureux pions stratégiquement
mis en place, le fief territorial
est ainsi maîtrisé. Que ce soit en matière
de désenclavement géographique, avec la
liaison autoroutière Castres-Toulouse ou
de développement économique, sur la ZAC
du Causse (Philippe Leroux, président de la
technopole Castres-Mazamet, est médecin au
laboratoire), l’entrepreneur intuitif est toujours
en alerte pour placer « ses cartes » au
bon endroit, au bon moment.
Jusque dans le rugby, que sa passion a amené à sauver
du naufrage. Car, c’est bien lui qui a sauvé
le Castres Olympique de la disette sportive
en s’investissant dans le club en 1988, pour le ramener
dans l’élite deux ans plus tard, jusqu’à
la reconnaissance suprême du bouclier de
Brennus en 1993. Jusqu’à cette année 2013, où le Castres Olympique re-devient champion de France du Top 14 et ramène l’emblème sur les rives de l’Agoût. Ancien président du C.O., toujours directeur de la holding qui gère le club, Pierre-Yves Revol, a été président de la Ligue nationale de rugby qui gère le secteur professionnel du rugby à XV, de 2008 à 2012 . Il a fait toute sa carrière dans les laboratoires (dont il est aujourd’hui vice-président), puis dans la branche médiatique. _
Tout comme Jacques Fabre, le neveu, 61 ans, pharmacien de formation, qu’il nommera, en février 2011, directeur général, après 33 ans passés dans le groupe. Après une série de prestigieux prétendants, le fondateur a opté pour l’assise familiale, plus encline à respecter son enracinement et ses stratégies. Puis, en octobre 2012, Didier Miraton est nommé directeur général des Laboratoires Pierre Fabre. En janvier 2013, Eric Ducournau est nommé au poste de Directeur Général de Pierre Fabre Dermo‐cosmétique. Ils succèdent ainsi, à Jacques Fabre, parti à la retraite et qui avait la double casquette de directeur général des laboratoires et de la branche Dermo-cosmétique.
Anne-Marie Bourguignon
Histoires d’apothicaires et de potions magiques
Depuis le fin fonds des âges, les apothicaires sont souvent les premiers
à avoir fait des découvertes majeures. L’Histoire de la pharmacie
regorge de trouvailles qui ont fait et font, encore aujourd’hui, du
bien à l’humanité. Pelletier et Caventou ont délivré les bienfaits de la
chlorophylle, de la quinine tandis qu’un autre docteur en pharmacie
inventait le Coca-Cola, à l’origine un stimulant à base de décoction
de feuilles et de noix de coca pilées dans du vin français, remplacé
plus tard par du jus de citron et de la caféine pour le désalcooliser.
À Toulouse, les archives municipales et départementales possèdent
des documents qui montrent que, déjà au XVème siècle, la corporation
des apothicaires de Toulouse était des plus prolifiques.
En 1880, Léon Lajaunie façonna son petit cachou, le premier antinicotinique
dont sept millions de boîtes étaient encore vendues en
1987, soit plus d’un siècle plus tard. Période à laquelle justement les
laboratoires Pierre Fabre rachètent la PME pour la céder cinq ans
plus tard.
Sur les photos : Pierre Fabre, en 2011, lors de la pose de la première pierre du chantier d’extension de l’usine de Soual / AMB. En compagnie de Pierre-Yves Revol, haut dirigeant du groupe Pierre Fabre, ancien président du Castres Olympique et ancien président de la Ligue nationale de rugby / Rémy Gabalda - ToulÉco / Le site Pierre Fabre des Cauquillous / Remy Gabalda - ToulÉco.